Pendant longtemps, on a cru que géographie et politique allaient de pair. On a cru que la Corse, dans un domaine comme dans l’autre, était à l’écart des failles sismiques. Ce dimanche 30 juin 2024, à l’issue du premier tour des élections législatives, on a appris qu’il n’en était rien. Comme sur le continent, le tremblement de terre a bien eu lieu et la vague submersive bleu marine s’est abattue sur tous les rivages de l’île. Fait inimaginable il y a seulement quelques jours, les candidats du Rassemblement National sont qualifiés pour le second tour dans les quatre circonscriptions de l’île.
Dans la première circonscription de Corse-du-Sud, Ariane Quarena obtient 31,2 % des suffrages. Non seulement, elle se paie le luxe de dépasser d’une courte tête Laurent Marcangeli, député sortant, chef du groupe Horizons à l’Assemblée Nationale et figure de poids de la majorité présidentielle (30,70 %). Mais au passage, elle dame aussi le pion à Romain Colonna. Le candidat autonomiste investi par Femu a Corsica, qui était vu comme le seul challenger sérieux, n’accède même pas au second tour.
Des inconnus sans implantation locale
Mieux : dans la circonscription de Porto-Vecchio, François Filoni, le délégué territorial du parti de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, devance de presque 10 points (35,10 % contre 26,4 %) Paul-André Colombani, le député sortant issu des rangs du PNC, proche du maire de Porto-Vecchio, Jean-Christophe Angelini.
Dans les autres territoires, les candidats RN sont certes en ballottage défavorable. Mais la présence au second tour de ces nouveaux venus dans le monde politique insulaire, dépourvus de notoriété comme d’implantation locale, est à elle seule un fait politique majeur. Dans la circonscription de Bastia, Jean-Michel Marchal arrive en seconde position mais, avec 28 % des suffrages, il talonne Michel Castellani, le député sortant Femu a Corsica, élu depuis 2017 (31,7 %).
Avec 25,4 % des voix, Sylvie Jouart arrive à imposer une triangulaire dans la deuxième circonscription de Haute-Corse et vient jouer les trouble-fêtes dans le match annoncé de longue date entre le candidat de droite François-Xavier Ceccoli (34,06 %) et le député sortant, l’autonomiste Jean-Félix Acquaviva (28,6 %).
Rien n’est encore joué. Rien ne dit qu’en définitive, la Corse enverra des députés RN au palais Bourbon dimanche prochain. Mais ce premier tour de scrutin est déjà riche d’enseignements. En réalité, la tectonique des plaques qui a abouti à cette déferlante RN, était à l’œuvre depuis longtemps. On n’a simplement pas voulu la voir. Scrutin après scrutin, depuis 2002, le parti à la flamme n’a cessé de progresser sur l’île. Depuis 2017, il vire en tête à chaque élection présidentielle et à chaque scrutin européen, affichant des résultats souvent très supérieurs à la moyenne nationale.
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La fin d’une illusion
Pour minimiser le phénomène, pour éluder le problème, la classe politique insulaire – en particulier du côté des nationalistes – a eu recours à toutes sortes d’explications. Certaines, comme le faible taux de participation à ces scrutins, pouvaient paraître recevables. D’autres étaient bien plus déconcertantes : schizophrénie collective, vote des nouveaux arrivants ou, mieux, « vote des gendarmes ».
La grille de lecture était peut-être plus limpide. Elle se trouvait dans la répartition géographique du vote RN, très fort dans les quartiers populaires et dans les communes périurbaines du Grand Bastia et de la ceinture ajaccienne. Dans ces territoires où les revenus du tourisme ne ruissellent guère et où vivent des populations inquiètes pour la dégradation de leur cadre de vie et pour leur avenir économique. Dans ces territoires où le parti de Marine Le Pen a une nouvelle fois explosé les compteurs ce dimanche : Borgo (39 %), Lucciana (42 %), Sarrola-Carcopino (45 %)
L’autre enseignement de ce scrutin – et c’est peut-être le plus important -, c’est que la vague RN a également balayé une illusion : celle d’une « autonomisation du corps politique insulaire », pour reprendre les termes du géographe Joseph Martinetti. Depuis 2015, les succès éclatants remportés par les nationalistes ont entretenu l’illusion que la Corse vivait en dehors de l’espace politique national et qu’à ce titre, presque toutes les problématiques (en matière de pouvoir d’achat, d’accès à la propriété, de transports et même de sécurité…) pouvaient être « régionalisées ». Ce dimanche soir, ce qu’ont dit les électeurs qui ont glissé un bulletin Rassemblement national dans l’urne, c’est qu’ils ne croyaient pas en une solution « locale » à leurs problèmes. Un message qui révèle, au-delà du sort fait à certains de ses candidats, la fragilité du pouvoir détenu par la majorité territoriale.
Le dégagisme en Corse aussi
Et puis – comment ne pas le voir – ce vote renferme aussi une forme de désaveu pour la classe politique insulaire. En accordant leurs suffrages à des inconnus, parfois parachutés dans leur circonscription, les électeurs RN ont également voulu marquer leurs distances vis-à-vis d’un establishment politique local, souvent assimilé à celui existant au niveau national.
De ce point de vue, Gilles Simeoni et ses amis paient sans doute leur proximité, réelle ou fantasmée, avec un Emmanuel Macron auquel ils ont lié leur destin politique à travers le processus de Beauvau.
Les autres familles politiques ne sont pas en reste. Qui aurait imaginé que Laurent Marcangeli – malgré son appartenance à la majorité présidentielle – se retrouverait en ballottage défavorable face à une candidate RN ? Qui aurait pensé que le candidat appuyé par Jean-Christophe Angelini, partirait au second tour avec 3 000 voix de retard sur François Filoni et serait mis en difficulté par celui-ci jusque dans la commune de Porto-Vecchio ?
Au milieu de ces multiples indicateurs d’une « normalisation » de la vie politique insulaire, ce premier tour des législatives aura en revanche mis au jour une particularité : la faiblesse persistante de la gauche sur l’île. Une faiblesse qui vaut aux candidats estampillés « Front populaire » d’être relégués en quatrième position dans chaque circonscription. Avec, pour seule consolation, d’appeler à faire battre le RN au second tour. Une « exception corse » d’un type nouveau sur laquelle les analystes ne manqueront pas de se pencher entre les deux tours, et dans les mois qui viennent.
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