Si la tendance se maintient, l’intelligence artificielle pourrait « ne profiter qu’à un petit groupe homogène » de personnes au sein de nos sociétés.
L’avertissement vient de Miriam Vogel, qui préside le comité consultatif national sur l’intelligence artificielle aux États-Unis – dont le mandat est de conseiller le président américain sur les enjeux en lien avec l’IA.
Elle a sonné l’alarme au début du mois de juillet, dans une entrevue accordée au site d’information Axios1, où elle soutient que « la seule chose que nous ayons à craindre de l’IA est la peur de l’IA elle-même ».
Elle dit avoir constaté que, « malgré l’enthousiasme des investisseurs, des entreprises technologiques et de certains adeptes de la première heure, la grande majorité des gens ont encore peur d’utiliser l’IA ».
Elle plaide entre autres pour l’instauration de programmes d’initiation à l’intelligence artificielle « pour inciter un plus grand nombre de personnes à s’intéresser à la technologie » et, du même coup, les aider à développer leur esprit critique à son égard.
Je parle ici de la sortie publique de Miriam Vogel parce que cet avertissement ne vaut pas que pour les États-Unis.
Il y a, au Québec aussi, un problème de littératie numérique auquel il faut remédier. C’est de notoriété publique.
J’en ai parlé avec quelques experts pour cette chronique, à commencer par Yoshua Bengio, professeur titulaire à l’Université de Montréal, mais aussi fondateur et directeur scientifique de Mila, Institut québécois de l’intelligence artificielle.
PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE
Yoshua Bengio, professeur titulaire à l’Université de Montréal et fondateur et directeur scientifique de Mila
« Elle est certainement mieux qu’elle était, parce qu’on parle d’IA depuis un an comme on n’en avait jamais parlé avant », dit-il au sujet de la littératie en matière d’intelligence artificielle.
En revanche, elle demeure insuffisante.
« En même temps, il y a tellement de fausses conceptions, y compris des craintes qui ne sont pas fondées sur une réflexion scientifique, ajoute-t-il. Il y aura des décisions politiques à prendre. Et c’est un peu comme pour le climat, il faut que les gens comprennent la base scientifique des enjeux et des risques pour qu’ils poussent les gouvernements dans le bon sens, selon ce que la science et nos choix de valeurs nous amènent à prendre comme décisions. »
L’automne dernier, dans le cadre du premier sommet mondial sur les risques de l’IA, au Royaume-Uni, Yoshua Bengio a été chargé de présider un rapport scientifique international sur la question. Le rapport préliminaire a été dévoilé il y a quelques semaines.
J’ai demandé à cet expert pourquoi il est si important que tout un chacun se familiarise avec l’intelligence artificielle.
« Parce qu’il y a de bonnes chances que l’IA change le monde d’une manière à la fois positive et dangereuse, a-t-il répondu. Et que pour pouvoir y faire face, en profiter là où c’est bénéfique et éviter les catastrophes, il faut que le plus de gens possible comprennent la base, les risques, comment ça fonctionne. Ce qui pourrait être utile pour moi, dans mon travail, dans ma vie, mais aussi ce qui pourrait être utilisé contre moi. »
L’idée que l’intelligence artificielle pourrait profiter uniquement à un petit groupe homogène de personnes a fait réagir vivement Lyse Langlois, directrice générale de l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA).
« Ça nous préoccupe depuis le début. Il faut savoir que même avant la création de l’Observatoire, en 2019, il y a eu des recherches qui ont montré les atteintes sur le plan des biais, des inégalités, de la manipulation… Et aussi, quand je pense entre autres à la désinformation, sur le fait qu’il y avait un manque de littératie et de connaissances », souligne-t-elle.
Beaucoup de chercheurs ont avancé l’idée que l’esprit critique et la littératie numérique devraient être nos priorités.
Lyse Langlois, directrice générale de l’OBVIA
Précision importante : ça ne veut pas dire qu’il ne se fait rien, à l’heure actuelle, au Québec à ce sujet.
Lyse Langlois explique que l’OBVIA « fait énormément d’initiatives ». Elle signale aussi que le Conseil de l’innovation du Québec a lancé un dialogue à ce sujet l’an dernier lorsqu’il a publié son rapport sur l’encadrement de l’intelligence artificielle.
Une autre experte qui pense qu’il importe de se familiariser davantage avec l’intelligence artificielle, c’est la professeure spécialisée en littératie numérique Julie Corrigan, de l’Université Concordia.
« Si nous pensons à n’importe quelle technologie… Un chasse-neige, par exemple. Il y avait autrefois des équipes d’hommes qui se déplaçaient et déneigeaient les routes. Imaginons alors que je ne me soucie pas du chasse-neige et que je décide simplement d’ignorer cette technologie. Je me retrouverais au chômage », lance-t-elle.
Ce que nous devons comprendre, c’est quand utiliser l’IA, comment l’utiliser et pourquoi l’IA peut être un avantage ou un inconvénient.
Julie Corrigan, professeure spécialisée en littératie numérique à l’Université Concordia
Je termine en signalant que si Yoshua Bengio est généralement sur la même longueur d’onde que Miriam Vogel, il a insisté en entrevue pour dire qu’elle se trompe sur la question de la peur.
Elle : la peur de l’IA est un problème.
Lui : il ne serait pas rationnel de lutter contre les craintes à l’égard de l’IA, car elles sont fondées.
« Oui, on doit avoir peur de l’IA, mais pas l’IA qui est dans les produits commerciaux actuellement », dit-il.
« On doit avoir peur de la recherche en IA, qui est faite dans les labos comme ceux d’OpenAI, qui vise des systèmes aussi ou plus intelligents que nous d’ici plusieurs années. C’est ça qui est dangereux. Parce que les scientifiques ne savent pas comment les mettre au point de façon à ce qu’ils ne puissent pas être utilisés comme une arme dangereuse ou qu’ils ne se retournent pas contre les humains. »
En somme, il est légitime d’avoir peur de l’intelligence artificielle. Le problème, c’est de partir en peur et, pour cette raison, de se tenir loin de l’IA. Dans ce domaine, la peur peut être à la fois une bonne… et une mauvaise conseillère !
1. Lisez l’entrevue de Miriam Vogel avec Axios (en anglais)
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